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Aux origines d'un art commercial

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Ce premier billet, rédigé dans le cadre d’un projet de recherche associé au département Droit, économie, politique de la BnF, constitue l’introduction d’un cycle consacré à l’art de la devanture de magasin (soit l’agencement général de sa façade qui comprend son enseigne, sa vitrine et son étalage) en France et à ses professions aux XIXe et XXe siècles.

Vitrine sportive des Grands magasins du Printemps, Parade, mai 1927

Qu’il s’agisse d’architectes, de décorateurs ou de professionnels de la vente, tous ont contribué à l’élaboration progressive d’une grammaire visuelle et commerciale inédite ainsi qu’à la reconnaissance officielle d’une pratique tant publicitaire qu’artistique avant les Trente Glorieuses et l’avènement de la société de consommation.

Si, au XVIIIe siècle, une première esthétique de la boutique apparaît notamment sous les arcades du Palais Royal, la plupart des magasins adopte encore la forme des étals médiévaux qui attirent le chaland par l’amoncèlement de marchandises directement dans la rue.

Galerie et jardins du Palais-Royal

Ce phénomène s’étend ensuite progressivement en France et en particulier dans le centre de Paris à la faveur de la rationalisation progressive de l’espace urbain, de l’enrichissement de certains commerçants pendant le Consulat et de l’ouverture des architectes (comme Charles Percier et Pierre Fontaine ou Charles Garnier) à cette nouvelle clientèle.

Toutefois, l’étroitesse des rues ne se prête pas encore toujours à la visibilité des vitrines. Il faut attendre le milieu du XIXe siècle et l’arrêté préfectoral du 15 avril 1846 (complété le 5 juin 1856) qui règlemente la construction et les dimensions des trottoirs pour les voir se multiplier, invitant ainsi à la déambulation dans la rue. En outre, le développement des industries verrière et sidérurgique, le percement de voies nouvelles et une réglementation de l’occupation des trottoirs plus stricte, encouragent les commerçants à installer de larges glaces au-devant des boutiques et à prêter plus d’attention à la présentation de leurs marchandises.

 Au Tapis Rouge. Maison Fleck frères, grands magasins de nouveautés et de vêtements (affiche).

Le milieu du XIXe siècle est par ailleurs marqué par l’apparition de nouvelles typologies architecturales commerciales — les passages couverts, les magasins de nouveautés et les grands magasins dont le premier, Au Bon Marché, est fondé par Aristide Boucicaut en 1852 — qui toutes accordent aux vitrines un rôle publicitaire déterminant. Le tracé des nouvelles lignes d’omnibus, dont les plus fréquentées passent devant ces commerces, accompagne avantageusement ce développement en ne laissant aux voyageurs « rien de mieux à faire que de regarder les enseignes » pendant leurs déplacements.

Ce qu'on voit dans les rues de Paris par M. Victor Fournel

Dès lors, les devantures se font le support de réflexions théoriques et le terrain d’expérimentations techniques, matérielles et formelles pour lesquelles plusieurs professions ­— menuisiers et ébénistes, céramistes, sculpteurs, peintres, etc. — travaillent en collaboration.

Détail d’une devanture de parfumeur-coiffeur par Bocquet (lithograveur) dans Journal des peintres en bâtimens et en décors...

Au tournant du XXe siècle en France, quelques magasins parisiens s’émancipent ainsi du pastiche des styles passés pour embrasser celui du mouvement Art nouveau qui, poussé par les ambitions d’art total de ses protagonistes, investit également la rue. René Herbst regrette toutefois que ces derniers ignorent encore les théories de l’étalage et privilégient le décor à la mise en valeur des marchandises.

Boutique Art Nouveau : 45 Rue St Augustin  par Eugène Atget

C’est en effet après la Première Guerre mondiale, quand les créateurs proches des mouvements Art déco et moderniste réfléchissent aux nouveaux visages de la ville moderne, que l’installation de devantures emprunte un virage artistico-commercial inédit en intéressant davantage des architectes-décorateurs renommés qui collaborent avec des professionnels du commerce et de la publicité et s’exposent lors des manifestations artistiques les plus éminentes de la capitale.
Ainsi le Salon d’automne de 1922 accueille-t-il pour la première fois une section d’Art urbain — reconduite dès l’année suivante — qui expose pas moins de sept boutiques.

Waldemar George, « L'Art urbain », L'Amour de l'art, janvier 1922

En 1923, c’est au tour de René Prou et René Herbst de présenter des magasins au Salon des artistes décorateurs et, au Salon d’automne de 1924, Robert Mallet-Stevens lance le projet d’une place publique entourée de dix boutiques et installée dans la rotonde du Grand Palais.

Boutique du mannequiniste Pierre Imans, Jean Burkhalter (décorateur), Salon d’automne de 1924,
dans Guillaume Janneau, « Mannequins modernes », Le Bulletin de la vie artistique, 1925, p. 6-11.

L’Exposition internationale de 1925 attribue à son tour une place conséquente à l’architecture commerciale : une section est consacrée aux arts de la rue, deux ensembles accueillent une soixantaine de magasins (la galerie des boutiques françaises d’Henri Sauvage et la rue des boutiques de Maurice Dufrène), et quatre pavillons de grands magasins sont construits sur l’esplanade des Invalides.

Boutique de René Herbst (architecte), Siégel (étalagiste-décorateur), rue des boutiques, pont Alexandre III, Exposition internationale des arts décoratifs, 1925,
dans H. Schwab, « Les boutiques françaises à l’Exposition des arts décoratifs », Revue internationale de l’étalage, novembre 1925.

Ces événements médiatiques et populaires jouent un rôle majeur dans l’histoire de l’installation commerciale : ils permettent aux commerçants de constater l’intérêt d’une présentation esthétique de leurs produits et participent à révéler une pratique artistique du commerce, l’étalagisme.

Couverture du premier numéro de la Revue internationale de l'étalage, avril 1909

Ils encouragent également la parution de médias qui, pendant la première moitié du XXe siècle et particulièrement pendant l’entre-deux-guerres, légitiment et façonnent l’art du commerce moderne. Publiés par des architectes et décorateurs, des professionnels de l’étalage, de la publicité, de la vente et du commerce en général, ils définissent autant qu’ils transmettent aux étalagistes et à tous les commerçants des outils théoriques et pratiques pour améliorer les ventes tout en décorant la rue. C’est le cas, notamment, de la Revue internationale de l’étalage fondée en 1909 par Maurice-Philippe Favre-Bulle, de la revue Parade fondée en 1927 par Victor-Napoléon Siégel, ou encore de la revue Étalages et présentation fondée par Charles Sol en 1932.

Parade : journal de l'étalage et de ses industries, n°73, janvier 1933

Désormais, un seul mot d’ordre : faire art pour faire vendre. À l’instar des dispositifs muséographiques de présentation publique des œuvres des artistes des avant-gardes, les commerçants font de leurs vitrines de véritables galeries d’art où la vente naît de la séduction, de l’émotion et de l’attrait provoqués par la mise en scène des marchandises. L’heure n’est plus à l’accumulation mais à la lisibilité des devantures et des étals qui doivent s’adapter aux objets à vendre pour mieux les valoriser.

Vitrine des Grands magasins du Printemps dans Parade de mai 1927.

La rue en est même considérée comme « un véritable musée où le passant vient compléter son éducation » en découvrant « la diversité […] des produits de toutes les branches de l’activité humaine » que présentent les devantures. En cela, à la manière de ce que Gaston Derys appelle un « musée du peuple », le magasin ne cherche plus seulement à attirer une clientèle mais un public invité à contempler enseignes, vitrines et étalages composés par de véritables artistes.

Gaston Derys, « L’étalage, musée du peuple », Parade, avril 1927.

Pour aller plus loin :

.  HERBST, René, « Le magasin de 1900 à nos jours », Présentation. 2e série. Le décor de la rue, les magasins, les étalages, les stands d’exposition, les éclairages, Paris, éd. Parade, 1929, 211 p.
.  BENTON, Charlotte (dir.), L’Art déco dans le monde, 1910-1939, Tournai, La Renaissance du Livre, 2010
.  MAGNE, Henri-Marcel, « Décoration extérieure des bâtiments. Rues et jardins », La Construction moderne, 20 mai 1928, p. 397-401
.  HERBST, René, Nouvelles devantures et agencements de magasins, 4e série, Paris, éd. Charles Moreau, 1931

Retrouvez les autres billets de la série sur l'art de la devanture en France :

Napolitano, Camille, Les services d'étalage des grands magasins parisiens, 2024

 

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