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Laurent Roth : le vrai du faux

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Le réalisateur Laurent Roth a généreusement accepté la libre diffusion de ses courts-métrages sur Gallica. Découverte d'un univers singulier où documentaire rime avec imaginaire.

Photogramme extrait du film "J'ai quitté l'Aquitaine" (Laurent Roth, 2005)

Le service militaire mène à tout : Laurent Roth en est la preuve, lui qui a appris le métier de cinéaste au sein de l’ECPAD (Établissement de Communication et de Production Audiovisuelle de la Défense) au Ministère des armées. Cette expérience le conduit à réaliser en 1986 un film de commande pour l’ECPAD, Les yeux brûlés, où il part sur les traces des grands reporters et opérateurs de guerre français (André Lebon, Daniel Camus, Pierre Ferrari, Raoul Coutard, Marc Flament, Pierre Schoendoerffer). Ce film singulier, restauré et présenté à Cannes classics en 2015, contient toutes les caractéristiques du cinéma de Laurent Roth : le motif récurrent de la guerre, l’hybridation entre documentaire et fiction et le goût de l’archive.

Couverture du livre "Une guerre sans fin" par le reporter photographe de guerre Pierre Ferrari

Une œuvre hantée par la guerre

Deux ans avant Les yeux brûlés, Laurent Roth réalisait Marie ou Le retour, court-métrage qui mêlait déjà différentes natures d’images couleurs et noir et blanc.

Marie ou Le retour (1984, 10 min)

Ce film découpé en cinq parties (Théâtre, Jour, Séjour, Promesse et Retour) évoque de manière allusive et poétique le départ de l’homme à la guerre, et l’attente de son retour par son épouse et son petit garçon. Le goût des lettres du réalisateur est palpable dans cette œuvre hors du temps, qui rejoue les amours médiévales et évoque, par l’acte de broder, la figure de Pénélope.

Réalisé trente-cinq ans plus tard, Le pays fantôme fait étonnamment écho à cette œuvre de jeunesse.

Le pays fantôme (2019, 10 min)

Dédié à l’écrivain Yannick Haenel, également découpé en cinq chapitres, le film se présente comme un jeu sous contrainte, où le narrateur Laurent Roth imagine cinq histoires de soldats, cinq contextes possibles pour des images amateurs de caserne achetées sur Ebay. Textes amoureux ou religieux, racontés au singulier ou au pluriel : l’exercice de style déploie les vertigineuses possibilités narratives du cinéma.

La guerre est évidemment très présente dans le dialogue filmé que Laurent Roth établit l’année suivante avec le cinéaste israélien Amos Gitai. En effet, en 2020, plusieurs de ses films explorent directement l'œuvre et la personnalité de Gitai : Amos Gitaï, la Violence et l'histoire ; Amos Gitaï, Yitzhak Rabin, Gestes de mémoire ; Haïfa, la rouge. En 2014, le très court Écoute Israël faisait déjà résonner l’amour et la guerre dans un “poëme” de Laurent Roth lu par Mathieu Amalric au théâtre du Rond-Point dans le cadre des "Lectures Monstres".

Écoute Israël (2014, 5 min)

Lu d'une traite, filmé d'une traite, le film s’apparente à une performance physique qui est aussi un hommage aux comédiens. Car les mots de Laurent Roth sont cueillis, recueillis par l’actrice Mireille Perrier (déjà présente dans Les yeux brûlés) qui se tient dans l’ombre, presque en contrepoint, dans une partie à deux intense et resserrée. C’est aux premiers jours de l’année 2015 qu’il dédiera ce film-poème à Elsa Cayat, assassinée lors de l'attentat contre Charlie Hebdo.

De cette même captation, Laurent Roth tirera aux premiers jours de l’année 2015 un autre film, La joie. Nous sommes de nouveau sur une scène avec Mathieu Amalric et Mireille Perrier, et il est de nouveau question d’Israël et de deuil.

La joie (2015, 53 min)

La captation fait se téléscoper deux réalités : les acteurs et le texte, la scène et l’évocation d’un voyage pour Israël. Le magnifique duo de comédiens restitue la musicalité du texte de Laurent Roth, très personnel. Les souvenirs et sensations de la jeunesse en kiboutz rappellent ceux survenus dans un autre film de Roth, J'ai quitté l'Aquitaine.

Écoute Israël et La joie sont loin d’être la seule manifestation du goût de Laurent Roth - par ailleurs lui-même acteur - pour la scène et le jeu. Le motif du déguisement et du moi travesti parcourt son œuvre. 

Jouer : vérité dans l’artifice

L’entremêlement du vrai et du faux, l’invention et la réinvention de soi, étaient présents dès Modèle depuis toujours, l’un des premiers courts-métrages de Laurent Roth.

Modèle depuis toujours (1988, 10 min)

Ce film, Prix spécial du jury au Festival international du film d'art de Paris en 1988 et Certificate of Merit au Chicago International Film Festival en 1989, se veut le portrait de Claire-Marie Magen, modèle pour étudiants en art, lors de sessions de pose collectives, ou pour peintres aguerris, lors de sessions individuelles. Son témoignage passe par un texte écrit et dit par elle. Claire-Marie Magen étant par ailleurs plasticienne et comédienne, ce film joyeux, porté par un bel appétit de vivre, sème le doute : le modèle est-il muse ou artiste ? Sujet ou auteur du film ?

Le recours à un jeu du type “si on disait que…” complexifie et démultiplie le niveau narratif dans les deux versions du projet consacré par Laurent Roth à sa famille (Une maison de famille et J'ai quitté l'Aquitaine).

Une maison de famille (2004, 37 min)

Dès les premières minutes, la voix de Laurent Roth s’amuse : "Dans ma vie, je n'ai pas réussi grand chose". Très vite, on comprend que le réalisateur s’est imaginé un double, enfermé dans un hôpital psychiatrique. Mais où s’arrête le jeu, où commence la réalité ? La découverte d’une bobine de films familiaux, prétexte du film, réaffirme “pour de vrai” la permanence du cinéma. Ces (vraies) images d'archives familiales déclenchent à leur tour un jeu : Laurent Roth, cinéaste et personnage, propose à chaque membre de sa (vraie) famille  de reconstituer la maison de famille avec un jeu de construction. Mais le jeu, bien sûr, n’en est pas un, et le malheureux cinéaste doit composer avec ce qu’il a lui-même déclenché : non seulement les souvenirs mais aussi les rancoeurs, les réticences, l’indifférence… et témoigne de la difficulté à faire un film, n'importe quel film… mais surtout un film avec sa famille !

J'ai quitté l'Aquitaine (2005, 52 min)

Cette version longue du film précédent laisse une part plus grande aux bobines retrouvées, avec des images inédites, en couleurs…Le commentaire de Laurent Roth structure plus fortement le film et le montage des témoignages, resserré, dégage la parole. La puissance du film s’en trouve accrue : on assiste alors à l’histoire d’une famille sur dix ans, évoquée à travers ses films d’archives et les marques de voiture que l’on voit à l’écran. À la manière d’Annie Ernaux, Laurent Roth entremêle histoire familiale et histoire culturelle, non sans assumer la part de douleur inhérente à l’impossible retour aux lieux de l’enfance.

La place accordée aux archives familiales dans Une maison de famille et J'ai quitté l'Aquitaine rappelle, si besoin était, l’amour de Laurent Roth pour le cinéma et la matérialité de l’image animée.

L’amour du cinéma

À l’issue du tournage de Marie ou le retour, Laurent Roth utilise les mètres de pellicule qu’il lui reste pour filmer, à l’improviste, un entretien avec le grand chef opérateur Henri Alekan.

Henri Alekan, des lumières et des hommes (1985, 20 min)

Adoptant de nouveau une structure en chapitres (Beauté vue - entrevue ; Lumières en exil ; Le studio, patrie céleste ; L'union de l'âme et du corps ; Le fruit ; Au métier du soleil), Laurent Roth, futur critique aux Cahiers du cinéma, conduit lui-même l’entretien avec Henri Alekan. Ce dernier, qui vient de publier son livre Des lumières et des ombres, livre un passionnant discours de la méthode sur son art. Tourné en noir et blanc - la cheffe opératrice, Sophie Maintigneux, fait même une apparition - le film est ponctué de nombreux extraits de films sur lesquels Henri Alekan a travaillé (notamment La belle et la bête de Jean Cocteau, 1946).

L’hommage de Laurent Roth à la magie du cinéma prendra une tout autre forme dans La nymphe Scylla, plus ludique cette fois.

La nymphe Scylla (2021, 15 min)

Dans ce qui se présente comme une lettre filmée à Jacky Evrard, fondateur et directeur artistique du festival Côté court, Laurent Roth prend prétexte du confinement pour "faire les placards". Comme dans Une maison de famille et J'ai quitté l'Aquitaine, c’est un film d’images retrouvées : des bobines Super-8 dont la provenance ne nous sera dévoilée qu'à la toute fin. Cet hymne aux cinéastes débutants, au bricolage à la Michel Gondry, aux proches à qui l'on fait jouer malgré eux des dieux en costume de ville, délivre un poignant constat d’impuissance : "La fiction toujours manque le documentaire". Mais là encore, le jeu ne travestit-il pas une autre réalité ?

On conclura cette promenade dans l'œuvre de Laurent Roth par l’un de ses premiers films, Ave Maria, le plus court de tous et assurément le plus énigmatique.

Ave Maria (1987, 4 min)

Ce film tourné-monté a pour fil conducteur le Chant profane pour soprano d'Antonio Ruiz-Pipo - l’occasion de souligner l’omniprésence de la musique classique chez Laurent Roth. Accompagnant des gros plans sur des portes, des plantes, des pierres, un toit, le chant produit une impression funèbre, comme si la vie avait disparu de ces habitations devenues vestiges, ruines. Une invitation au pique-nique, des pains sur une serviette blanche qui se multiplient par la magie du montage… Quelles histoires secrètes taisent ces plans ?

Pétris de cinéphilie, mais aussi de littérature et de musique, les courts-métrages de Laurent Roth illustrent bien ce que la chercheuse Julie Savelli définit comme “une œuvre secrète qui offre la possibilité d’une autre voie, sans doute plus utopique, de faire et de penser en cinéma”. Dans cet univers grave et fantaisiste, les spectateurs les moins cartésiens se perdront à loisir… et avec bonheur.

Pour en savoir plus

Tous les films de Laurent Roth disponibles sur Gallica
Toutes les œuvres de Laurent Roth conservées à la BnF
Laurent Roth cinéaste, dossier de la revue Entrelacs sous la direction de Julie Savelli (2021, n°18)
La maison-cinéma de Laurent Roth, entretien filmé (2021)
Dis-moi seulement une parole, texte de Yannick Haenel sur Laurent Roth (Dérives.tv, 2019)
Laurent Roth sur Film-documentaire.fr
Présentation de l'édition DVD Laurent Roth Courts métrages : l'intégrale

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