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Fières de lettres

Judith Gautier, autrice prisonnière du père

Chronique «Fières de lettres»dossier
Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine méconnue, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, «Isoline» (1882) de Judith Gautier, longtemps vue uniquement comme la fille de Théophile Gautier.
par Sophie Robert, Bibliothèque nationale de France
publié le 17 février 2024 à 0h17

Judith Gautier est l’aînée des deux filles nées de la relation entre Théophile Gautier et la cantatrice Ernesta Grisi. Rapidement envoyée en nourrice, elle ne vivra avec ses parents et sa sœur cadette Estelle qu’à partir de ses 11 ans. Dans son autobiographie le Collier des jours (1), parue en trois volumes entre 1902 et 1909, Judith Gautier s’attache principalement à dégager la façon dont son père l’a aidée à entrer dans une carrière littéraire, et à occulter son premier amour, Catulle Mendès.

A 19 ans, elle publie ses premiers articles sous un pseudonyme choisi par son père, Judith Walter. Son étude d’Eureka d’Edgar Poe, publiée dans le Moniteur du 29 mars 1864, lui vaudra une lettre du traducteur, Baudelaire. Admiratif, il y reconnaît aussi son mépris des femmes : «Si je ne craignais pas encore de vous offenser en médisant de votre sexe, je vous dirais que vous m’avez contraint à douter moi-même des vilaines opinions que je me suis forgées à l’égard des femmes en général.»

Fiction orientaliste

A cette époque, Théophile Gautier héberge un lettré chinois qui enseigne sa langue à Judith. Tous deux travaillent à la Bibliothèque impériale (lire ici le récit de sa première séance de travail). Début 1866, Théophile Gautier demande à l’administrateur Jules Taschereau une autorisation de prêt à domicile de manuscrits pour sa fille (2).

En mai 1867 paraît le Livre de Jade signé Judith Walter alors qu’elle vient de se marier avec Catulle Mendès. Verlaine, dans l’Etendard du 11 mai 1867, après avoir révélé ce «pseudonyme transparent», devine une traduction très libre : «Aussi ne me plaindrai-je pas plus amèrement que de raison de ces apparentes infidélités au texte, puisque le charme y trouve son compte et que le talent incontestable y supplée la sincérité présumée absente.» L’essentiel de l’œuvre de Judith Gautier (qui signera Judith Mendès de 1868 à 1875, et reprendra ensuite son nom de jeune fille) poursuit cette veine de la fiction orientaliste, illustrée notamment par le Dragon impérial (1869) ou Iskender, histoire persane (1886), et des réécritures d’après des traductions littérales comme les Poëmes de la libellule (1885).

Edmond de Goncourt, dans son Journal, raconte quelques scènes observées chez les Gautier (qui font de même) et ces confidences de Théophile le 7 février 1872 : «Puis il me prend à part, et me parle longtemps et amoureusement du Dragon impérial, et de l’auteur. On sent qu’il est fier d’avoir créé cette cervelle. […] Et il ajoute que Judith s’est créée, qu’elle s’est faite toute seule, qu’elle a été élevée comme un petit chien qu’on laisse courir sur la table, que personne, pour ainsi dire, ne lui a appris à écrire.»

Versant noir de l’autobiographie

Les contemporains de Judith Gautier préfèrent nettement son œuvre à tonalité orientaliste. Isoline, publié dix ans après la mort de son père, est sa seule fiction à caractère personnel avec Lucienne (1877). Ceux qui peuvent décrypter l’arrière-plan autobiographique resteront discrets parce qu’elle est d’abord et avant tout «la fille du poète», les autres le découvriront vingt ans plus tard à la lecture du Collier des jours, et c’est probablement aujourd’hui l’intérêt principal de ce texte.

Isoline a été publié en feuilleton avec le sous-titre «Histoire bretonne» dans le Rappel entre le 18 octobre et le 5 novembre 1881, journal dans lequel Judith Gautier tient la rubrique «Le salon» depuis 1876. L’œuvre paraît ensuite à 500 exemplaires dans une édition de luxe à vingt francs chez Charavay frères accompagnée de douze eaux-fortes d’Auguste Constantin. Daté de 1882, le livre est mis en vente fin décembre 1881 dans la catégorie des livres d’étrennes.

Lire «Isoline» sur Gallica :

Ce court roman résonne comme un conte de fées, autant par le schéma narratif, la typologie des personnages et la leçon qui peut en être tirée. Le «caractère moral» de cette «œuvre saine» est salué par les rares comptes rendus qui résument naïvement l’histoire. Isolée et enfermée par son père, elle est sauvée par la tendresse de sa nourrice, la rencontre amoureuse et son propre héroïsme. Pourtant Judith Gautier y retrace son enfance et son adolescence jusqu’à son mariage avec Catulle Mendès.

Pour que personne ne s’y trompe, elle donne à la nourrice d’Isoline (Marie Damont) le nom de la sienne (Damon) et utilise quelques épisodes autobiographiques marquants (la chèvre blanche, la douleur de leur séparation et leurs retrouvailles). Les étapes vécues se ressemblent. Une enfant sans éducation, livrée à elle-même, une jeune fille enfermée dans un couvent, et une jeune femme qui attend sa majorité pour se marier sans l’accord de son père. De nombreux traits sont communs à Judith et Isoline : un caractère entier, tourné vers le passé, en retrait de la vie moderne, le goût de l’exotisme ou du travestissement. La lecture et l’imagination sont les seuls moyens d’évasion, grâce à la bibliothèque paternelle. Isoline se termine avec la fuite du couple et la victoire de l’héroïne déguisée en jeune marin, mais la vie conjugale qui suivra n’est pas racontée.

L’année de la parution d’Isoline, Judith Gautier publie aussi, chez le même éditeur, Richard Wagner et son œuvre poétique depuis Rienzi jusqu’à Parsifal qui fut une passion commune avec Catulle Mendès. Dans la réalité, sa relation avec Catulle Mendès s’est très vite dégradée. Ce dernier avait entamé, probablement avant son mariage, une liaison avec Augusta Holmès (3).

Un autre aspect autobiographique est celui du lieu de l’intrigue, la Bretagne, entre Saint-Malo et Dinan, à côté de Dinard où Judith séjournait dans sa maison Le Pré des oiseaux à Saint-Enogat et où elle a souhaité être enterrée. Enfin, on repère dans certains passages un style parodiant son père et ses amis, hommage à Maupassant, Baudelaire, Flaubert ou encore à la Morte amoureuse (1836) de Gautier : «Qu’est-ce que c’était que cette femme qui semblait à la fois une morte et une poupée

«A défaut du père, la fille»

Si le thème de l’enfermement est central, Judith Gautier a été plus emprisonnée par la figure du père qui a contaminé la vision de ses contemporains que par celle de son mari. Elle n’a pas été éclipsée à cause de Catulle Mendès, figure parnassienne, proche de Mallarmé, dont la notoriété avait déjà décliné à la fin de sa vie et qui, bien que présent dans les histoires littéraires, est largement oubliée de nos jours, même si les chercheurs s’y intéressent depuis quelques années. L’œuvre de Judith Gautier a été plus étudiée, avec une première thèse en 1939, plusieurs autres récentes ou en cours. Isoline a connu récemment trois éditions pour la jeunesse et Lucienne vient d’être réédité.

L’enfermement par le père peut s’entendre à plusieurs niveaux. C’est tout d’abord une relation exclusive et quasi amoureuse entre le père et sa fille préférée. En particulier parce que les seuls éléments d’éducation reçus sont ceux transmis par le père. Enfant, Judith l’assiste pour la rédaction du Roman de la momie (1858) et ensuite il intègre dans ses propres articles des passages écrits par sa fille. L’érudite, poète et journaliste qu’elle deviendra est en partie sa création.

Ce pygmalion (4) est aussi l’écrivain à qui Baudelaire a dédié les Fleurs du mal, vénéré par plusieurs générations de lettrés. Cette filiation publique va enfermer Judith Gautier toute sa vie. Pour la presse et le monde littéraire, «c’est la fille du poète» (5) et ils finissent par être confondus. Ainsi en 1883, Frédéric Bazin écrit qu’elle «semble n’avoir été femme qu’accidentellement». On pourra multiplier ces exemples troublants à l’infini : selon Théodore de Banville, Judith Gautier «n’imite nullement son père et n’a pas besoin de l’imiter, étant parfaitement semblable à lui» (Gil Blas, 4 juin 1886) ou Remy de Gourmont en 1904 pour qui «il y a un cœur d’homme, et d’homme supérieur, dans cette femme qui prolonge ainsi jusqu’à nous les dons merveilleux de son père».

Si Judith Gautier fait partie du jury Femina en 1903, elle est aussi la première femme élue à l’académie Goncourt en 1910 (proposé par Lucien Descaves, elle l’emporte contre Claudel sans s’être présentée). Cependant les académiciens rendent aussi, ou surtout, hommage à Théophile, un an avant son centenaire. Ils accueillent «à défaut du père, la fille. L’une est digne de l’autre» (Le Figaro, 29 octobre 1910). On comprend pourquoi Judith Gautier s’est aussi enfermée elle-même dans sa tour de porcelaine.


(1) Trois volumes : le Collier des jours, souvenirs (1902), le Second Rang du collier (1903), le Troisième Rang du collier (1909).

(2) Lire la réponse complète, citée par Juliette Delobel dans «Judith Gautier, érudite intuitive», Revue de la BNF, 2020. Le prêt était accordé depuis 1833 à certains lecteurs, cf. Bruno Blasselle et Ségolène Blettner, «Lecteurs et emprunteurs à la Bibliothèque royale sous la monarchie de Juillet», Romantisme, 2017 /3.

(3) Pour aller plus loin, voir notamment Pierre Brunel, «Deux figures du mundus muliebris dans le Journal des Goncourt : Judith Gautier et Augusta Holmès», Les Goncourt dans leur siècle, Presses Universitaires du Septentrion, 2005.

(4) Pour aller plus loin, voir Denise Brahimi, Théophile et Judith vont en Orient, La boîte à documents, 1990 et «Judith Gautier, ses pères, sa mère, son œuvre», Romantisme, 1992.

(5) Première phrase d’un article de deux colonnes d’Anatole France (Le Temps, 30 novembre 1890).

Pour aller plus loin :

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